Le droit français organise une surveillance généralisée des internautes, en imposant aux intermédiaires techniques (FAI, hébergeurs, etc.) de conserver leurs données de connexion (notamment les adresses IP). Il est ainsi possible de savoir, dans une certaine mesure, quels internautes ont consuté tel ou tel contenu, et d’identifier les différents site Web visités par un internaute déterminé.
Cette obligation résulte notamment de l’article L. 34-1 du Code des postes et des télécommunications (CPCE) “les opérateurs de communications électroniques, et notamment les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne, effacent ou rendent anonyme toute donnée relative au trafic” sauf dans certains cas :
L’article R. 10-13 CPCE précise les données qui doivent être conservées pendant un an à compter de leur enregistrement :
Outre cette obligation générale de surveillance, le droit français connaît aussi des obligations spéciales dans le domaine du renseignement. Ces obligations sont prévues par le décret n°2015-1185 du 28 septembre 2015, le décret n°2015-1211 du 1er octobre 2015, le décret n°2015-1639 du 11 décembre 2015.
Le droit européen, de son côté, interdit par principe la cybersurveillance. Celle-ci n’est autorisée qu’à titre exceptionnel, lorsqu’elle est nécessaire et proportionnée pour préserver certains intérêts supérieurs.
La question de la conformité du droit français au droit européen était posée à la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui parvient aux conclusions suivantes dans son arrêt du 6 octobre 2020 :
Il faut donc comprendre que la surveillance généralisée, par la collecte et la conservation de données de connexion, est contraire au droit européen, sauf lorsqu’elle est spécifiquement autorisée. Les autorisations sont des dérogations à la règle générale (point 115 de l’arrêt), si bien qu’elles doivent être limitées dans leur portée : la criminalité grave visée par la Cour n’est pas toute criminalité, de même que les menaces graves contre la sécurité publique ne concernent pas toutes les menaces et toutes les activités illicites.
La surveillance généralisée pourrait avoir, selon la Cour, des effets dissuasifs sur les personnes dont les communications sont soumises au secret professionnel et sur les lanceurs d’alerte (point 118). Elle constitue une restriction à la liberté d’expression. En outre, compte tenu du volume de données à conserver, il existe des risques d’abus et d’accès illicite (point 119), qui mettent en péril le droit à la vie privée.
Mais si la conservation des données de connexion porte préjudice aux droits des internautes, elle est parfois nécessaire pour la sauvegarde d’autres droits. Il faut alors mener une analyse de proportionnalité, désormais bien connue du droit européen, pour vérifier si l’atteinte portée à certains droits est justifiée eu égard à l’impératif de protection d’autres droits (point 127 et suivants).
C’est ainsi que la conservation généralisée et indifférenciée des données aux fins de la sauvegarde de la sécurité nationale doit être “effectivement limitée aux situations dans lesquelles il existe une menace grave” et la décision autorisant une telle conservation doit pouvoir être contestée en justice (point 139).
De la même manière, les données utiles à la lutte contre la criminalité ne peuvent être conservées que pour une “durée [qui] ne saurait dépasser celle qui est strictement nécessaire au regard de l’objectif poursuivi ainsi que des circonstances les justifiant” (point 151).
En revanche, les adresses IP et les données relatives à l’identité civile des utilisateurs de services en ligne peuvent être conservées sans délai particulier pour prévenir, rechercher, détecter et poursuivre des infractions pénale, sans condition de particulière gravité. Il y a là un paradoxe, la Cour considérant d’une part que les adresses IP sont des données moins sensibles que d’autres (point 152) et, d’autre part, que leur conservation permet des ingérances graves dans les droits fondamentaux des internautes (point 153)…
Conclusion. – L’arrêt de la Cour de justice du 6 octobre 2020 apporte peu à la compréhension des règles du droit européen gouvernant la collecte et la conservation des données de connexion. Le raisonnement de la Cour, mené sur plus de 80 pages (!), tente de concilier l’impératif de sécurité (lutte contre le terrorisme, délinquance en ligne…) avec la vie privée et la liberté d’expression des internautes, de manière abstraite et générale. Ce faisant, il échoue à fournir des règles de droit claires et faciles à mettre en œuvre, et introduit une forte dose d’insécurité juridique.
En effet, si le principe d’interdiction de la conservation des données de connexion est affirmé, il est également assorti d’exceptions au champ d’application tellement large que l’on peut se demander s’il a encore un véritable sens.
La situation est d’autant plus paradoxale que la Cour de justice a récemment annulé le Privacy Shield, au motif que le droit américain connaît des exceptions importantes aux principes de confidentialité et de sécurité des données qui permettent, pour la sauvegarde de la sécurité nationale, de collecter, conserver et analyser des données personnelles d’internautes européens…